Bordeaux, 17 avril 1745 - Bordeaux, 28 janvier 1814
Vue d’une partie du port et des quais de Bordeaux dits des Chartrons et de Bacalan
1804-1806
Huile sur toile
Hauteur 207 cm. Largeur 340 cm
Achat, 1872.
Pour reprendre les termes de Johanna Schopenhauer, il règne en bord de Garonne une «joyeuse cohue [...] du matin à la tombée de la nuit». Lors de leur arrivée sur Bordeaux, le 5 février 1804, c'est-à-dire l'année même où Pierre Lacour entreprend sa vue du port de Bordeaux, Johanna Schopenhauer et son fils découvrent émerveillés «l'une des plus grandes cités de France». «Nulle part on ne trouve sans doute le grouillement de la grande ville autant associé à tous les charmes de la nature champêtre.» En cette fin d'après-midi printanière, où le «soleil brûle d'une chaleur tout à fait impitoyable», l'agitation est à son comble sur le quai des Chartrons. D'aucuns peuvent même imaginer le bruit assourdissant qui y règne, avec les cris des charretiers, des bateliers, des fardiers, mêlés aux mugissements et hennissements des bêtes de somme sur la cale.
Et pourtant, il n'y a pas, à bien regarder, une activité débordante. L'œil du spectateur se trouve immédiatement attiré par l'imposante façade du quai. Pourtant, elle est très composite, avec ces immeubles de hauteurs et de proportions différentes, dominée par la masse imposante de l'hôtel Fenwick.
Celui-ci fut bâti, à la fin du XVIIIe siècle, par l'architecte Dufart, pour le consul des États-Unis Joseph Fenwick. L'immeuble compte huit travées en façade, sur le Pavé des Chartrons mais nous n'en apercevons que sept en raison du point de vue choisi par Lacour. Au rez-de-chaussée, deux tilleuls, sous le feuillage desquels des promeneurs cherchent un peu d'ombre, encadrent l'entrée principale en plein cintre. Au premier étage, afin de conserver un peu de fraîcheur, les volets des baies ont été fermés. Sur le balcon, des enfants se dirigent en courant vers leurs parents, accoudés à la balustrade. Plus haut, l'étage dévolu aux domestiques se protège également des ardeurs du soleil. L'ombre portée d'un volet laissé ouvert vient se projeter sur le mur ensoleillé. Au-dessus de la toiture, se détachent les deux petits lanternons qui servaient d'observatoires au propriétaire des lieux, lui permettant de jouir agréablement à la fois de la vue et de l'activité portuaire. Le récent nettoyage du tableau a mis au jour les traînées de fumée qui s'échappent de l'une des cheminées. Leur présence nous laisserait très justement penser que Lacour a choisi de peindre son tableau en fin d'après-midi, c'est-à-dire au moment où le soleil commence à décliner et que le personnel domestique prépare le souper...
Le long du Pavé des Chartrons, l'immeuble Fenwick présente quatre travées. Au rez-de-chaussée, quatre portes monumentales donnent directement accès sur le quai. Plus loin, se dressent, le long de la courbe du fleuve, les maisons des négociants étrangers dont les balcons sont également occupés par leurs propriétaires. Chaque bâtiment comporte, en règle générale, un rez-de-chaussée réservé aux affaires et, en arrière, des chais et des entrepôts. Les étages supérieurs étaient, quant à eux, réservés au maître des lieux et à sa famille. En étudiant de manière plus approfondie la presse quotidienne de l'époque, il est intéressant de constater que la plupart des ressortissants américains est installée à proximité du consulat. Ainsi la maison Gray Et Hoskins se trouve juste à côté de celle de Fenwick. Plus loin, c'est-à-dire à quelques mètres de là, se tient le Café des Américains, dont on aperçoit, au-dessus de l'entrée, le nom en lettres jaunes sur fond rouge. Il s'agissait en fait d'un fonds de commerce appartenant à un limonadier, qui fut d'ailleurs mis en vente, le 1er brumaire an XIII (23 octobre 1804). Enfin le bureau de la loterie est signalé dans la presse sous l'adresse : « sixième maison après M. Fenwick ».
En cette fin de journée, se pressent à la fois les charretiers et leurs attelages chargés de pierre, mais aussi les carrosses et les cabriolets, dont l'un des cochers tente de calmer sa monture. Des bornes protègent les promeneurs de tout danger lié au trafic. Plus loin, le spectateur peut distinguer les deux maisons jumelles, surnommées « maisons hollandaises », dont on aperçoit les pignons, derrière le bâtiment d'octroi. Enfin, la fontaine de forme pyramidale de la rue Raze, qui fournissait à l'époque une grande partie de l'eau potable au faubourg, reste encore visible au loin, à proximité d'un immeuble dont l'une des cheminées fonctionne à plein régime. Au-delà du quai des Chartrons, s'étend le quai de Bacalan, peuplé essentiellement de journaliers, de bateliers et de tonneliers, dont il est difficile de détailler les immeubles en façade.
En raison de l'étendue des quais épousant la courbe du fleuve, Lacour a concentré l'essentiel de son attention sur un périmètre avoisinant l'hôtel Fenwick. À gauche de la composition, une barrière en bois sépare le quai proprement dit de la cale, interrompue par un passage réservé aux manœuvres. C'est en ce lieu, légèrement à l'écart de l'agitation du bord de rivière, que prenaient place les promeneurs désireux de contempler le spectacle du port. L'expression «aller Chartronner» était d'ailleurs fréquemment utilisée par les Bordelais de l'époque. En raison de l'activité qui régnait en avant de la façade du quai, toutes les classes sociales se mélangeaient agréablement.
Derrière la balustrade, le spectateur peut apprécier cette foule bigarrée, qui vaque à ses occupations les plus diverses. Juste en arrière, Pierre Lacour nous offre un étonnant portrait de famille. À ce titre, la présence de la plupart de ses proches nous permet d'affirmer que ce tableau est également une œuvre testamentaire, dans laquelle l'artiste a voulu à la fois témoigner de son indéfectible attachement à la ville de Bordeaux et à son port, mais aussi et surtout son affection pour les siens.
Appuyé sur la balustrade, juste à l'angle de la descente vers la cale, Pierre Lacour, en redingote et haut de forme, dessine sur un carnet. Sa fille, Madeleine Aimée, une ombrelle à la main, vêtue d'une élégante robe de mousseline, caresse son chien, tout en contemplant attentivement le croquis de son père. À leur gauche, un jeune notable se penche au-dessus de la balustrade afin de déchiffrer la signature du tableau : « P. Lacour Burdiga [Iensis] faciebat / An 1804, 5 et 6. » À la droite de Madeleine Aimée, un couple se dirige vers Lacour père. Il s'agit de l'architecte Louis Combes devisant avec sa fille Lysidice, qui épousera en 1813 Pierre Lacour fils.
Au second plan, Madame Combes, se promène, au bras d'Anaïs, sœur cadette de Lysidice. Enfin, de l'autre côté, à gauche, accoudé à la balustrade, Pierre Lacour fils, les cheveux coupés « à la Titus », conformément à la mode de l'époque, observe les deux portefaix sur la cale. Derrière lui, son oncle, le peintre en miniature Antoine Lacour, coiffé d'un haut de forme, regarde le spectateur.
À l'écart de ce groupe, plus exactement à la gauche de Pierre Lacour père, deux personnages se détachent du reste de la foule. Le premier, vêtu d'une redingote qui met en valeur un léger embonpoint, déambule sur le quai, une fleur à la boutonnière. Il s'agirait du courtier maritime André Ferrière, dont le père Jean Ferrière, dit le catholique (1741-1813), fut un temps maire de Bordeaux. Sa présence n'est pas anodine. En exécutant ce tableau, Lacour entendait rendre hommage à toutes les catégories socioprofessionnelles à l'origine de la prospérité économique de la cité : les négociants étrangers, représentés ici par l'imposante masse architecturale de l'hôtel Fenwick, mais aussi les artisans, les marchands, les bateliers, figurent sur la toile. Les bureaux des navires marchands provenant d'Europe du nord, se trouvaient un peu plus loin sur le quai des Chartrons, à proximité du quai de Bacalan. Nous ignorons l'identité de la personne qui se trouve juste derrière Ferrière. Et pourtant, à sa mise élégante, il ne peut s'agir que d'une notabilité, qui, le journal sous le bras, promène son chien sur le quai. Il s'agit peut-être de Daniel Christoph Meyer, consul de Hambourg et familier de Lacour.
En dehors de la famille du peintre et de Ferrière, d'autres personnages tout aussi attachants arpentent la promenade. Quelques élégants juchés sur leurs montures, croisent de manière tout à fait naturelle des bouviers conduisant leur attelage vers la berge. Une femme portant une panière chargée de légumes sur la tête, regagne la promenade, tandis que deux nourrices coiffées à la cadichonne devisent entre elles, sans se soucier le moins du monde des deux garnements qui viennent d'échapper à leur vigilance. Le plus intrépide enjambe fièrement la balustrade, tandis que son compagnon de jeu tente, non sans mal, de lui maintenir la jambe. Plus loin, un adolescent retient son chien, à proximité de deux portefaix prenant un peu de repos, accoudés à la barrière. À leur droite, près des bornes de pierre, deux enfants, vêtus de beaux habits, accompagnés d'une femme en habit de deuil, déposent quelques pièces de monnaie dans le chapeau d'un infirme.
La balustrade de bois sépare les badauds et les promeneurs de l'activité proprement dite du port. Lors de son séjour à Bordeaux, en 1785, chez le consul Bethmann, Sophie de La Roche, qui contemplait depuis sa fenêtre, l'activité du quai des Chartrons s'étonnait du nombre considérable de « manœuvres, un millier environ », qui travaillaient sur la cale en pente douce. Dans les années 1804-1806, le va-et-vient continuel des corps de métiers, est toujours le même.
En avant de la balustrade sur laquelle Pierre Lacour dessine aux côtés de sa fille, des charpentiers de marine radoubent, sous un soleil de plomb, les coques de deux canots que l'on vient de remonter. Plusieurs ouvriers s'affairent autour de la première embarcation. L'un d'eux, de dos, maintient une planche de bois, que l'un de ses compagnons est en train de clouer. Près d'eux, un ouvrier surveille le goudron qui chauffe dans un chaudron et qui sera appliqué avec de l'étoupe pour calfater les joints. Près de la proue, une fillette et une femme, portant la coiffe à la cadichonne, récupèrent dans leurs tabliers des copeaux de bois. Non loin, deux charpentiers transportent un madrier, dont l'essentiel du poids repose sur un coussinet protégeant la nuque de l'un des deux hommes. Au second plan, juste derrière le canot en réparation, un portefaix décharge une cargaison de bois de merrain.
Vers le quai des Chartrons, un charretier tente, à l’aide de quelques coups de fouets, de faire remonter son attelage chargé de pierres vers le haut de la cale, tandis que, plus en arrière, des barriques sont roulées sur le sol depuis une gabarre, puis tirées au moyen de cordes en direction des entrepôts. En arrière du bâtiment d'octroi, les ouvriers poursuivent les déchargements. Un agrandissement photographique du prolongement du quai des Chartrons permet d'apprécier le réalisme des scènes représentées. L'œil exercé peut repérer, çà et là, des personnages aux attitudes diverses et variées, circulant parmi les ballots de marchandises entreposés à même le quai, faute de place. Plus loin, se dresse la fontaine pyramidale de la rue Raze, qui servait à la fois de point d'eau pour les habitants des Chartrons mais aussi pour les vaisseaux en partance vers des terres lointaines.
La plupart des voyageurs étrangers de passage à Bordeaux ont évoqué l'incessant va-et-vient de navires, gabarres, filadières et autres embarcations évoluant à proximité du port. Depuis sa fenêtre, plus exactement depuis son lit, Sophie de La Roche apercevait, en 1785, une forêt de mâts des navires [...], mouillés sur trois rangs et toujours à une certaine distance les uns des autres. Pareille disposition donne à l'ensemble un aspect d'autant plus magnifique et agréable que ces rangées de grands navires, aux mâts desquels flottent des pavillons si divers, éveillent vraiment en vous de grandes idées. » En 1788, le futur maréchal Brune faisait état de son étonnement, devant cette « forêt d'arbres fort élevés, dépouillés de leur verdure. Ce sont les mâts des vaisseaux des différentes nations qui commercent avec la capitale de la Guyenne. La variété des formes des bâtiments, les pavillons divers, l'activité des matelots sont, après la mer, ce qui m'a le plus étonné de ma vie. Hollandais, Anglais, Portugais, Génois, Français occupent tour à tour mes regards. Mille petits canots fendent les eaux à force de rames. »
Moins d'une vingtaine d'années plus tard, le spectacle reste le même, si ce n'est que les vaisseaux à fort tonnage sont moins nombreux. Et pourtant Johanna Schopenhauer soulignait que « mille embarcations aux formes variées se croisent sans arrêt sur le fleuve ».
Conformément aux témoignages retranscrits ci-dessus, les navires à forts tonnages, battant pavillons étrangers, mouillent au large, sur trois rangs. Ils sont maintenus à une certaine distance les uns des autres, afin d'éviter, d'une part, tout risque d'avarie au moment des marées mais aussi, et surtout, tout incendie qui pourrait se propager trop rapidement. Non loin, quelques galiotes, dont les voiles carrées ont été ferlées sur les vergues, attendent de décharger. L'une d'entre elles, venant des Amériques, la proue dirigée vers l'aval du fleuve, fait face à un navire russe, reconnaissable à l'aigle impérial figurant sur le pavillon placé à la poupe. Plus loin, un brick, toutes voiles dehors quitte silencieusement le port...
Une flotte impressionnante navigue autour des grands voiliers. Parfois, de petits canots le plus souvent à avirons, assurent le transport des voyageurs depuis les vaisseaux vers la berge. Quelques bateaux à voiles glissent sur le fleuve. Des filadières, reconnaissables à leurs carènes effilées, s'apprêtent à quitter le bord. À droite, l'équipage d'une yole lormontaise guinde le mât et s'apprête à appareiller. Lorsque l'embarcation aura quitté la rive, un filet, ou carrelet, sera immergé dans l'eau, afin de capturer les poissons de rivière. Plus au bord, des enfants profitent des joies de la baignade. Quelques barques, vidées de leur chargement sont échouées et attendent le changement de marée pour repartir. À l'aplomb des coteaux de Lormont, des navires à fort tirant d'eau attendent leur tour pour entrer dans la rade.
Par Cécile Navarra-Le Bihan. Extrait de Pierre Lacour : Le port de Bordeaux : Histoire d’un tableau. 2007. En vente à l’accueil
Ce tableau a bénéficié, en 2007, d'un méticuleux travail de restauration grâce au soutien du Crédit Agricole d’Aquitaine. Michèle Bruneau (atelier de restauration de bois dorés du musée) a pris en charge la dorure du cadre en chêne massif. De style Louis XVI, le profil de la moulure s’inspire d’un cadre existant. Il a nécessité la pose de 750 feuilles d’or 23 carats.