Albert MARQUET, Le Repos du modèle
Soliloque du modèle de Marquet imaginé par Sophie Barthélémy :
"Bonjour. Je m'appelle Ernestine Bazin mais dans le milieu, on me connait davantage sous le nom d'Yvonne. Je suis modèle et pose pour des peintres célèbres comme Mr. Marquet. Lorsqu'il me représente dans ce dessin il venait d'emménager deux ans plus tôt dans un nouvel atelier situé au 5e étage d'un immeuble quai St Michel. Une vue imprenable sur la Seine et Notre Dame même siconfinée à l'intérieur je ne profitais guère du panorama!
Si vous saviez comme j'en ai vu défiler des artistes dans ce petit deux-pièces. Matisse, entre autres, le compagnon de bohème de Marquet, qui habitait aussi le quartier. Toujours inséparables ces ceux-là ! À discutailler sur l'art et la vie ! À peindre parfois les mêmes modèles pour confronter ensuite leurs points de vue !
J'étais alors un joli brin de fille, vive et délurée. Je faisais beaucoup rire Mr. Marquet. Son regard de myope et sa timidité ne me trompaient point! Car sous son apparence un peu austère c'était un rebelle et un drôle le Albert ! Il fallait voir parfois comment il me décrivait le petit peuple des rues qu'il voyait passer sous la fenêtre de l'atelier ! Rien n'échappait à l'acuité de son regard de myope!
On s'entendait bien tous les deux. Je peux même vous confier un secret. Nous avons été amants pendant plus de 10 ans, avant qu'il ne rencontre sa future femme Marcelle tout là-bas à Alger...
Mais vous savez, la vie d'un modèle n'est pas toujours une sinécure ! Un métier mal payé et peu reconnu, des séances de pose souvent inconfortables et interminables où il est défendu de bouger et de parler..
Comme vous pouvez le voir, je posais toujours nue pour Mr. Marquet, comme l'exigeait à ce qu'on m'disait la tradition académique. Elle a bon dos la tradition ! Je pense qu'Albert aimait aussi contempler ma nudité. On le connait surtout aujourd'hui pour ses vues de ports et de Paris mais il a peint et dessiné aussi de nombreux nus ! À ce qu'on m'a dit il aurait fait toute une série de dessins érotiques qui circulaient alors sous le manteau ! D'ailleurs j'ai posé pour d'autres scènes du "Repos du modèle ", un sujet qu'aimait bien Mr. Marquet, dans des poses bien plus alanguies et suggestives...
L'atelier était très mal chauffé - toujours sans le sou et économes ces artistes ! - et j'peux vous dire que je grelottais dans le simple appareil où je me trouvais !
J'étais bien contente de faire des pauses et de me dégourdir les jambes de temps en temps mais tu parles d'un repos ! Assise, nue, sur un tabouret tout vermoulu ! Et quel ennui ! Ça se voit d'ailleurs à ma moue boudeuse ! Quel observateur quand même ce Marquet qui, d'un seul trait de pinceau ou de plume, parvient à saisir l'expression fugitive d'une physionomie ! Mais lors de ma pause, il était si concentré sur son ouvrage que je n'osais le déranger et l'amuser de mes babillages. Quel ennui ! Et tout ce temps passé pour mettre si peu de détails dans son dessin ! Aucun décor et quant à moi je suis réduite à cette silhouette dans laquelle j'ai bien du mal à me reconnaître ! Encore quelques minutes avant de reprendre la pose et de me plier à toutes les exigences du Maître : la tête plus à droite ou plus penchée, le pied plus avancé etc..."
Albert Marquet, Autoportrait, 1904, huile sur toile.
Entre 1894 et 1897, Albert Marquet et Henri Matisse, suivent à l’École des beaux-arts, l’enseignement du professeur Gustave Moreau, « grand éducateur respectueux de chaque individu » qui leur conseille avant tout d’être eux-mêmes et de prendre modèle sur les anciens. La vie est « dure et gaie » : le jour, modèles d’atelier et copies au Louvre, le soir réunions entre amis dans les cafés. En 1898, ils font la connaissance d’André Derain et de Jean Puy et travaillent d’après les modèles ; ils exécutent une série de nus d’école. Le musée des Beaux-Arts de Bordeaux possède Le Nu, dit Nu fauve de Marquet qui est le pendant de celui de Matisse conservé à Tokyo (Musée Bridgestone).
Marquet pratique le dessin comme un exercice en soi. Son regard aigu et précis le mène à croquer sur le vif des scènes de rue, de façon elliptique et sans concession, au crayon noir, au fusain, au pastel ou à l’encre de Chine appliquée à la plume plus ou moins large, au pinceau ou avec un roseau. L’artiste excelle dans l’art d’abréger avec un trait ferme et incisif, de découper et de simplifier les formes. Il conjugue avec brio, la mémoire immédiate, la spontanéité du geste et l’humour.
En quelques coups de pinceau, il représente un homme poussant sa charrette, une femme mettant ses bas, un homme heureux, des danseurs (dessins conservés au musée des Beaux-Arts de Bordeaux). Ses autoportraits et ses passants exécutés avec une écriture synthétique, expressive restituent la vie et le mouvement.
En 1911, Albert Marquet entreprend une série de nus qu’il peint en atelier. Entourés de nombreux jeunes modèles, les artistes célibataires comme Marquet et Camoin aimant tout autant s’amuser que peindre s’attachent souvent à l’une d’entre elles. Marquet pendant de longues années, jusqu’à sa rencontre avec Marcelle Martinet en 1920, sort et voyage avec différentes amies mais l’une d’entre elles, Yvonne – en réalité Ernestine Bazin – va lui servir de modèle dans la plupart de ses tableaux de nus et l’accompagne souvent en voyage, à travers la France. En juin 1911, il reçoit une lettre d’Eugène Montfort, à Morgat pour quelques semaines, lui donnant des nouvelles : « J’ai rencontré avant mon départ Ernestine qui m’a montré toutes vos cartes postales ». Le 10 juillet 1914, Camoin écrit à Marquet à l’hôtel du Chalet Bellevue : « On fait des parties de boules avec le père Manguin et les copains […] tu devrais bien venir en emmenant Ernestine pour compléter la fête. » IB