Calder : mobile et lithographies
L'exposition itinérante du Centre national d'art contemporain, présentée à Bordeaux treize lithographies et un mobile de la Galerie Maeght "Trois jaunes en l'air"
Texte de présentation par Marianne et Serge Lemoine :
"De toutes les formes inventées par Calder et peut-être même de toutes les formes qu’a empruntées la sculpture contemporaine, les mobiles sont les plus familiers à tous.
L’œuvre présentée, Trois jaunes en l’air, une « sculpture » mobile; de 1972, ne saurait donc surprendre et décourage le commentaire tant, est évident, son charme qui fait oublier l'audace de la création. II s'agit d'un mobile, suspendu dans l'espace, constitué par une série de tiges métalliques, articulées les unes par rapport aux autres au moyen de crochets et équilibrées par des palettes en tôle de forme irrégulière. L'ensemble est coloré en rouge vif, avec trois palettes peintes en jaune et deux en « non-couleur » : blanc et noir. Au moindre déplacement d'air, l'œuvre se met en mouvement. La technique de ces motifs aériens, déjà simplifiée à l'extrême des leur création en 1930-31, s'est encore réduite En apparence seulement. Les premières œuvres utilisaient les ressources de !a technologie, ou plus simplement celle de la mécanique : leur mobilité était due à l'action d'un moteur ou d'une manivelle. Modernisme — en fait facilité — que Calder devait bien vite refuser. Une œuvre de Calder est en quelque sorte au monde. Comme l'arbre, la fleur, l'enfant. Calder est le moins soucieux parmi les artistes contemporains d'expliquer son art. Deux événements, qu'il rappelle dans son Autobiographie, ont marqué sa formation artistique : le spectacle du soleil et de la lune illuminant ensemble la tombée du jour sur la mer, et la visite à Mondrian parmi les tableaux néoplasiques aux trois couleurs primaires équilibrées dans une grille orthogonale. De cette époque, vers 1930, date la définition de son art que Calder ne devait jamais renier : « C'est la disparité des formes, couleurs, dimensions, poids et mouvements qui fait une composition... C'est l'accident apparent à la symétrie, contrôlé en fait par l'artiste, qui fait ou gâche une œuvre. » Définition qui place Calder dans la tradition de l'abstraction géométrique : l'œuvre n'emprunte rien à la nature ; elle est construite par le seul raisonnement et la seule sensibilité qui ordonnent lignes et plans dans un équilibre fondé sur la dissymétrie.
A l'inverse des constructivistes de stricte orthodoxie qui définissent l'art comme un exercice intellectuel et restreignent au maximum le jeu des libres associations d'idée face à leurs œuvres, Calder permet que jouent librement ce que Baudelaire appelait les « correspondances ». « Lorsque j'ai fait usage de sphères et de disques, j'avais l'idée qu'ils devaient représenter plus que ce qu'ils sont. Un.peu comme la terre est une sphère, mais avec une enveloppe de gaz autour et des volcans dessus et la lune qui fait des cercles, et un peu comme le soleil est une sphère, mais aussi une source de chaleur très intense dont l'effet est sensible à une grande distance. Une boule de bois ou un disque de métal sont des objets plutôt tristes, à moins qu'il n'émane quelque chose d'eux. » C'est de la maîtrise de Calder à lier ces deux aspects de la création, aspect objectif et aspect subjectif, que naît l'attrait qu'exercé son œuvre. Comme celle de Delaunay ou d'Arp, elle est difficilement classable. Sa lecture n'est jamais unique à qui s'attarda à la contempler. Parce qu'elle recèle, dans la mélodie sinueuse du graphisme qui conduit d'un élément à l'autre du mobile, la complexité et le mystère qui caractérisent la vie. Et, non pas abstraite du réel dont elle serait un commentaire, elle se définit comme « concrète » selon le mot de Van Doesburg et d'Arp, et s'ajoute à la création.
Les lithographies réalisées par Calder à partir de 1945 et dont un choix est ici présenté sont, de même que les tapisseries, comme une paraphrase de l'œuvre sculptée. Ces pièces graphiques montrent l'attachement conservé par Calder à la « règle néo-plastique » de Piet Mondrian : les seules couleurs utilisées, le bleu, le rouge, le jaune, portées à leur plus haute intensité, sont les couleurs primaires, à quoi il faut ajouter le noir et le blanc, ici celui du papier. Ni vert, ni violet, ni orange, encore moins de teintes pâles, tendres ou cassées.
Si la palette est volontairement restreinte, le jeu des formes est tout à fait libre et n'obéit à aucune règle. Le vocabulaire employé est à peu près identique à celui des sculptures : il mélange le registre des mobiles (disques, palettes, croissants, tiges) à celui des stabiles (triangles, trépieds, socles). Les formes sont pour la plupart tout à fait abstraites, « inventées » par l'artiste ou réutilisant le répertoire traditionnel de l'art décoratif (spirales, entrelacs, hélices, grilles). Mais elles n'hésitent pas à lancer parfois de discrets appels à la réalité en devenant serpentins, crêtes d'animaux, voire tètes humaines. La fantaisie extrême qui préside à leur arrangement dans la page renvoie au bout du compte à l'humeur des mobiles dont la trajectoire dans l'espace: est imprévisible. Ce pouvoir qui lui est donné, l'accord avec lequel il a mené sa vie et son œuvre font de Sandy Calder, l'homme des fenêtres larges ouvertes sur le soleil et les arbres et peut être le dernier grand personnage mythique de notre temps."