La restauration d’Enée racontant à Didon les malheurs de Troie par Tiziana Mazzoni
Derrière les murs du musée sur lesquels sont accrochées les œuvres, des femmes et des hommes organisent, préparent, font des recherches ou restaurent. Différents métiers s’exercent dans les « coulisses » du musée.
Nous découvrons aujourd’hui la restauration d’une huile sur toile signée de Pierre Narcisse Guerin (1774-1833) et datée de 1819. (131x176 cm)
“Enée racontant à Didon les malheurs de Troie”, de Pierre Narcisse Guérin
© photo : F. Deval.
- Le contexte de la restauration
L’œuvre a fait l’objet d’une restauration par la conservatrice-restauratrice Tiziana Mazzoni à l’occasion d’un prêt pour l’exposition “Salammbô” organisée par le musée des Beaux-Arts de Rouen et le Mucem de Marseille (23 avril 2021-février 2022). Cette exposition célèbre le bicentenaire de la naissance de Gustave Flaubert (1821- 1880. Fureur, passion, désir, trahisons et… éléphants, tel est le nom complet de cette exposition - au nom éponyme du roman de Flaubert publié en 1862 - qui nous entraîne dans un voyage en terre punique, trois siècles avant J.-C.
Le Mucem, grand musée français proche de l’univers du roman flaubertien, s’est associé à la RMM (Réunion des Musées Métropolitains Rouen Normandie) pour rendre un hommage appuyé à l’écrivain. Le tableau de Bordeaux est exposé dans la section consacrée à la connaissance de Carthage.
La restauration, assurée par les musées de Rouen, Marseille et Bordeaux est un bel exemple de collaboration entre institutions !
- Le déroulement de la restauration
Tiziana Mazzoni allège le vernis oxydé © photo : F. Deval.
La peinture avait fait l’objet d’une première restauration en 2009, essentiellement sur son support (dépose du châssis, dépoussiérage du revers, pose de bandes de tension, mise en tension). Les interventions sur la couche picturale concernaient seulement quelques retouches ponctuelles.
En 2021, une nouvelle restauration est apparue nécessaire. Cela a essentiellement concerné l’aspect jauni de la couche picturale dû à l’oxydation du vernis.
Après avoir effectué des tests de nettoyage, Tiziana Mazzoni a trouvé la bonne formule pour alléger le vernis oxydé : de l’alcool isopropylique appliqué sur un papier absorbant, ôté quelques secondes plus tard. Le résultat est spectaculaire.
Zooms sur des détails de l’œuvre où apparaissent les couleurs claires,
et les zones où le vernis oxydé n’a pas encore été enlevé.
© photos : I. Bach.
Vue générale de l’œuvre où un seul un rectangle de vernis oxydé reste à enlever.
© Photo : F. Deval.
La restauratrice a également réalisé une consolidation ponctuelle des soulèvements, avec de la colle d’esturgeon et une spatule chauffante.
L’intervention réalisée par Tiziana Mazzoni a aussi permis de compléter et prolonger le traitement du support de l’œuvre initié en 2009. Elle a notamment ôté une pièce de restauration ancienne. Cette pièce collée à la cire a été enlevée au bistouri. Tiziana l’a remplacé par une pièce en polyester collée à la Béva.
La pièce de restauration ancienne et les anciennes clés du châssis © Photo : I. Bach
Cette intervention s'est accompagnée d’une substitution des bords de tension en lin avec de nouveaux en polyester plus adaptés. Ces derniers ont été coupés avec une marge, permettant d’adapter la mise en tension au cours du temps.
De plus, la feuillure du cadre a été protégée par une application de mousse de Plastazote afin d’éviter les frottements. Les soulèvements ponctuels ont été consolidés avant les opérations de masticage des éventuelles lacunes, de retouches et d’un vernis final. Les retouches ponctuelles à la couleur ont été effectuées à l’aquarelle, afin de respecter le principe de réversibilité d’une restauration. Le vernis final satiné a été appliqué par pulvérisation.
Comparaison avant / après la restauration, © photos : F. Deval.
L’œuvre a été transportée dans une caisse faite sur mesure jusqu’à Rouen où elle a pris place sur un beau mur bleu nuit.
© photo : S. Trouvé.
- Pour en savoir plus sur le thème du tableau et sur l'artiste
Enée et Didon, le symbole de l’amour impossible
Cette œuvre met en scène un épisode emblématique de la mythologie grecque : la rencontre entre Enée et Didon. Ces amours tragiques entre le prince troyen, fils de Vénus, et la créatrice de Carthage, sont narrés dans l’Enéide du poète romain Virgile (70-19 av. notre ère). Enée, survivant de la guerre de Troie, a vogué pendant près de sept ans avant d’accoster sur les côtes de Carthage. Là-bas, il rencontre la jeune femme à qui il raconte des heures durant la bataille désastreuse de Troie. Le tableau illustre ces longues discussions entre les deux personnages.
Rien ne semble présager dans l’attitude paisible des protagonistes et le cadre idyllique dans lequel ils sont représentés, ce destin tragique, si ce n’est par la mise en scène subtile du personnage de l’Amour. Représenté sous les traits d’Ascagne, fils d’Enée, il ôte discrètement l’anneau nuptial du doigt Didon, symbole de l’idylle, dans sa douce embrassade avec la reine, tout en regardant le spectateur dans les yeux, lui signifiant ainsi directement la fin annoncée, l’impossibilité de la romance.
Détail du tableau “Enée racontant à Didon les malheurs de Troie”, de Pierre Narcisse Guérin,
© Photo : F. Deval
Pierre Narcisse Guérin, un artiste néoclassique
Le peintre, Pierre Narcisse Guérin (1774-1833), est un artiste néoclassique. Ce mouvement, en vogue dans toute l’Europe entre les années 1760 et 1850, est né d’une redécouverte de l’Antiquité à la suite des fouilles d’Herculanum et de Pompéi. En réaction contre la frivolité de l’art de Cour au XVIIIe siècle, le néoclassicisme prône les thèmes antiques et la retenue dans l’expression des sentiments. On peut admirer cette modération des “mouvements de l’âme” dans cette toile de Guérin, qui y déploie toutes les caractéristiques de la peinture néoclassique, que ce soit par son thème mythologique, sa composition en frise rappelant les bas-reliefs antiques, ou encore l’utilisation d’une lumière douce mettant en valeur le dessin incisif qui donne aux personnages un caractère sculptural.
Le néoclassicisme de Guérin diffère toutefois de celui de Jacques Louis David, chef de file du mouvement. Par la sentimentalité du sujet et la volupté avec laquelle il est traité, le tableau s’éloigne des représentations héroïques qui font l’apanage de la manière de David. Les contemporains - Baudelaire notamment - ont d’ailleurs observé la distance qui séparait les deux. Balzac quant à lui comparait volontiers ses héroïnes à la voluptueuse Didon de Guérin.