Lucas Cranach l'Ancien, Lucrèce

Prêt du Kunstmuseum de Bâle jusqu'au 24 juin 2024

Le Kunstmuseum de Bâle, l’un des plus grands et des plus anciens musées suisses, possède une collection majeure d’œuvres d’artistes de la Renaissance du nord des Alpes. Parmi elles, on compte cette huile sur bois représentant l’héroïne romaine Lucrèce, peinte par Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553), alors peintre officiel de la cour des Princes-électeurs de Saxe.

L’histoire du suicide de Lucrèce est relatée par plusieurs sources antiques dont l’Histoire romaine de Tite-Live, qui rapporte qu’après avoir été violée par Sextus Tarquin, le fils du roi tyrannique Tarquin le Superbe, la jeune femme convoque son père, son époux et ses conseillers pour les faire jurer de punir ce crime qui a « souillé » son corps et « son honneur », puis en témoignage de son innocence, se suicide (Livre I, chapitres 57 et 58).
 


Lucas Cranach l’Ancien représente la jeune femme de trois-quarts, parée seulement d’un collier de perles et d’un voile transparent. La composition de l’œuvre est entièrement structurée pour orienter notre regard vers le centre du tableau, à l’endroit précis où la dague va percer la chair de Lucrèce. Ce point focal est en effet à la croisée de deux diagonales, la première allant du coude droit de Lucrèce jusqu’à son coude gauche et la seconde étant esquissée par la dague, symbole de son suicide devenu son attribut. Le fond sombre de l’arrière-plan accentue plus encore la blancheur opaline de sa peau dénudée. Si le voile fut utilisé dans les œuvres sacrées et profanes de la Renaissance pour cacher l’intimité des figures représentées, l’étoffe, ici, est au contraire un procédé de dévoilement : le mouvement fluide du tissu vient souligner la courbe des hanches de Lucrèce en même temps qu’il attire l’attention vers le pubis de la jeune femme. Par son visage pensif, comme tourné en lui-même, elle offre son corps à notre regard avant de le donner en sacrifice.

Si la composition traduit parfaitement le désespoir de Lucrèce, l’artiste s’éloigne néanmoins des textes. En effet, les écrits, dont l’Histoire romaine la décrivent habillée. Tite-Live précise que ses proches « tâchent d’adoucir son désespoir, en rejetant toute la faute sur l’auteur de la violence », mais Lucrèce « s’enfonce dans le cœur un couteau qu’elle tenait sous sa robe, et, tombant sur le coup, elle expire ». Sa chasteté ainsi bafouée, elle brandit l’arme de son suicide, dissimulée sous ses vêtements.  Cranach, en la peignant dans son plus simple appareil, en fait une figure analogique de la Vérité, allégorie représentée nue parce qu’elle n’a, littéralement, rien à cacher. Le peintre ne conserve de l’histoire que la dague, laquelle n’est pas seulement l’instrument de la mort mais aussi une métaphore phallique du viol subi par Lucrèce. Cette association d’Eros et de Thanatos fut d’ailleurs largement reprise dans l’iconographie de Lucrèce au XVIe siècle, et différentes gravures sur bois firent écho à l’œuvre de Cranach, comme celle de Sanders Alexander van Brugsal (fig 1), montrant Lucrèce nue se suicidant, les pieds posés sur une tête de mort.


Fig. 1. Sanders Alexander van Brugsal, alias Monogrammiste S (vers 1516-vers 1545), Le Suicide de Lucrèce, vers 1525. Gravure sur bois ; 65 x 40 mm. Londres, British Museum. © The Trustees of the British Museum

La popularité du thème fut telle que Cranach et son atelier le traitèrent plus d’une trentaine de fois entre le début des années 1510 et la fin des années 1540, ce qui s’explique par les lectures polysémiques qu’offre ce sujet. C’est que Lucrèce fut non seulement érigée en modèle de vertu féminine et d’éthique matrimoniale, mais aussi en un symbole de justice face au pouvoir tyrannique. Tite-Live rapporte en effet que son sacrifice provoqua la colère du peuple romain puis la chute de la monarchie de Tarquin le Superbe et la naissance de la République romaine. Lucrèce devint ainsi un exemplum politique auquel s’identifiaient les protagonistes de la réforme protestante dans leur lutte contre l’empereur catholique du Saint-Empire Romain, Charles Quint (1500-1558), comme les théologiens Martin Luther (1483-1546) et Philippe Melanchthon (1497-1560), des proches de Lucas Cranach.
 



Vues in situ, nouvel accrochage 2023, Salle de la Renaissnace, ©photos : E. Leroy Cresto

 

Lucas Cranach l'Ancien, Lucrèce, vers 1525 © Stiftung Museum Kunstpalast, Düsseldorf

Lucas Cranach l'Ancien, Lucrèce, vers 1525 © Stiftung Museum Kunstpalast, Düsseldorf